CHAPITRE II

 

PAF !

 

Quand je déclare qu’il n’est pas très frais, c’est parce que je suis bien éduqué. En réalité il est rance, que dis-je : faisandé !

Et moi, sombre truffe, qui vous racontais dans l’abominable et minable chapitre premier que c’était l’odeur de Paris !

Tu parles, Octave[4].

L’odeur d’un charnier, oui !

Y a des moments, je me demande si je devrais pas vous faire des dessins dans mes livres[5]. Ça irait plus vite. Cette économie de temps et de mots, mes fils ! Trois croquetons et c’est râpé, t’as campé ta scène. Tu leur dis : « Tiens, regarde ! » au lieu de te faire suer le vocabulaire et la sainte axe à leur expliquer des trucs qu’ils pigent pas ou mal. Où ça me gagnerait du temps, c’est dans les scènes frivoles. A la place de leur dire : « Je lui fais le Diable boiteux, le Bilboquet de la reine Henriette, et le Lézard rose des îles Aléoutiennes », zou : un dessin ! Au premier regard ils comprendraient ! Enfin !

Comme quoi vaut mieux être Sempé que San-Antonio et Rembrandt que Victor Hugo.

En ce moment, pour vous expliquer le topo, je vous échangerais volontiers la collection complète d’un schoïnopentaxophiliste[6] contre le coup de crayon d’Aidebert fils. Quand je pense qu’il me va falloir encore vous décrire ceci, cela, le topo, le reste, les bras m’en ballent. Ah ! je fais un métier difficile. Je comprends que la bande dessinée carbonise la littérature. On va de plus en plus vers une visualisation de la pensée. On se retrouve au point de départ : les fresques caverneuses, camarades ! Un jour je tracerai mon œuvre contre les tours de Saint-Sulpice. Déjà que je la griffonne, bientôt, je la graffitirai. Promis, juré !

Enfin, attelons-nous à la tâche d’un cœur léger et d’un geste péremptoire.

Causons d’abord de la terrasse. Elle est limitée à l’est par le mur de la maison contiguë, laquelle est plus haute que notre immeuble : au sud par le vide du quai, à l’ouest par le toit de la maison suivante et au nord par le vide d’une cour intérieure. Ce sera, si vous le voulez bien, mes chers petits, cette face que nous étudierons en détail. La terrasse est placée sur un méplat de la toiture. Ensuite celle-ci continue sa pente vers la cour, une pente très rapide, et qui décrit une ligne brisée.

L’ex-individu un tantisoit peu décomposé gît à l’angle du toit. Il occupe une position étonnante. Ma parole, vous verriez ça dans un film, vous diriez que le metteur en scène se martèle la colonne. L’homme a dévalé la première tranche du toit, mais un quéquechose impossible encore à déterminer a stoppé sa chute alors qu’il allait basculer sur la seconde pente (la plus rapide). Son buste est en équilibre au-dessus du vide. Ses bras sont tendus, en fourche, de part et d’autre de sa tête renversée. Le spectacle, surtout au clair de lune, est absolument terrible. Ajoutez-y l’odeur et vous trouverez que le cinoche d’épouvante ressemble en comparaison à l’art floral.

— Y a longtemps qu’il est là ? questionné-je à mi-voix.

Rebecca hausse les épaules.

— Je ne peux pas vous dire, je l’ai découvert avant-hier soir.

— Et vous n’avez pas prévenu la police ?

— Pas encore.

— Je peux vous demander la raison de votre silence, ma douce enfant ?

Elle prend une mine légèrement boudeuse, vous savez, comme ces petites filles perverses qu’on hésite à gifler ou à violer.

— J’avais peur.

— Pour qui ?

— Pour Nini.

— Parce que c’est elle qui ?...

Elle sursaute.

— Grand Dieu, non ! Elle ignore même qu’il est ici ! Alors là, je ne sais pas si vous êtes de mon avis, et d’ailleurs je m’en contrebranle, mais j’estime que cette souris dépasse la mesure.

— Vous voulez me faire croire que votre grosse bâfreuse d’entre-deux ne s’est rendu compte de rien ?

— Elle me l’aurait dit.

— Tandis que vous, vous lui taisez l’aimable découverte.

— Ça n’est pas pareil.

Ce qui tendrait à faire croire que Nini est franche, et que Rebecca ne l’est pas de l’aveu même de cette dernière. Je la contemple pensivement. Drôle de pastaga, mes chérubines. Il y a dans toute cette horreur une espèce de puérilité désarmante.

— Si vous me racontiez tout, dans l’ordre et le détail, vous ne croyez pas que ce serait une bonne chose, Rebecca ?

— Je veux bien ! déclare-t-elle avec une spontanéité qui balaie tous ses précédents atermoiements.

Les bonnes femmes, elles sont commak : l’innocence à portée de main. Elle leur vient aussi vite que la peau rougit lorsqu’on se gratte. Chez elles, la vertu est endémique.

— Alors, je vous écoute.

La gosse se recueille, ce qui est de bon ton lorsqu’on se trouve en compagnie d’un cadavre aussi incontestable.

— Avant-hier soir, je suis montée sur cette terrasse, comme je le fais presque tous les soirs avant d’aller au lit.

— Et alors ?

— Quelque chose brillait dans la pénombre. Là...

Elle désigne la palissade de bois vert.

— Je me suis approchée et j’ai constaté qu’il s’agissait d’un lambeau de poignet de chemise auquel était encore fixé un bouton de manchette en nacre. Vous ne pouvez pas savoir combien ce... cette chose était terrible. Mon premier mouvement a été pour appeler Nini.

— Et votre second ?

— Auparavant, j’ai préféré décrocher ce bout de manche. Pour cela, j’ai dû grimper sur une chaise et c’est alors que je « l’ai » aperçu.

— Vous le connaissez ?

— De vue...

— C’est-à-dire ?

— Je l’ai rencontré plusieurs fois dans le quartier.

— Que faisait-il ?

— Il peignait d’horribles croûtes, près du pont de la Tournelle généralement. Vous savez ? le chromo classique : Notre-Dame, les quais...

— Quel genre de type était-ce ?

Elle réfléchit et hoche la tête :

— Eh bien, à vrai dire...

— Oui ?

— Pas de genre bien défini. Il ne ressemblait pas à un rapin mais à un étudiant prolongé, du genre de ceux qu’on rencontre aux abords des Facultés et qu’on prendrait plutôt pour des professeurs.

— Vous lui avez parlé ?

— Jamais.

— Très bien, continuez...

Nos relations ont soudain pris un tour nouveau. Il est redevenu flic, le beau San-A. Adieu les madrigaux, les baisers rentrés, les tricotins perdus, les sarcasmes. Incisif, abrupt, tel me voici brusquement. L’œil pesant, le ton sec. Je maîtrise mal ma nervouze. Pour vous résumer mon sentiment : j’aime pas. La môme qui découvre un cadavre sur son toit et qui attend plus de vingt-quatre heures pour informer la volaille (et en prenant quel biais, grand Dieu !) voilà qui me déplaît.

— Vous jugez de ma terreur ! J’étais pétrifiée, glacée...

— Et tout, et tout ! complété-je cyniquement. Là-dessus vous avez jeté la manchette par-dessus la barrière et vous êtes allée vous coucher comme une grande fille bien sage sans souffler mot à quiconque. J’espère que vous avez bien dormi ?

Ses yeux s’emplissent de larmes.

— Ne soyez pas méchant, supplie-t-elle.

— Je ne suis pas méchant, mais dérouté, ma jolie. Votre conduite est du genre phénoménal. Faut une certaine santé pour taire une découverte de ce genre.

— Essayez de comprendre.

— Comprendre quoi ?

— Mon état d’esprit. Ce mort... Tout de suite j’ai imaginé le scénario suivant, le seul qui me parût plausible : cet homme s’était introduit chez nous pour cambrioler pendant notre absence. Le brusque retour de Nini l’avait affolé. Il s’était caché sur la terrasse. Ensuite il avait tenté de fuir par les toits... Et puis, au moment où il escaladait la barrière, le poignet de sa chemise s’était accroché à une pointe de la palissade. Voulant se dégager il avait perdu l’équilibre. Seulement, à la réflexion, ça ne tenait pas. Pour fuir, il aurait choisi ce côté-ci où les autres toits sont faciles d’accès, et non pas le côté du vide ! En outre, s’il était tombé sur les tuiles en franchissant la barrière, il ne se serait pas tué et aurait appelé au secours. Je suppose qu’il était déjà mort lorsqu’il a quitté notre terrasse, car il a une grande tache de sang sur la poitrine et une plaie au cou. Bref, on l’a assassiné ici... Ensuite on a voulu le balancer dans la cour. Seulement il n’est pas tombé...

Je l’écoute avec intérêt. L’examinateur captivé par le brillant sujet !

— Bravo, vous êtes douée pour la déduction.

— N’importe quelle personne à peu près sensée serait parvenue à la même conclusion.

— En somme, vous pensez qu’on l’a tué ici et qu’on a voulu balancer sa carcasse par-dessus bord ?

— Voilà.

— Qui, Nini ?

Elle me toise hardiment.

— Vous êtes fou !

— Pourquoi ? Vous y avez bien pensé, vous !

— Moi ! suffoque-t-elle.

— Sinon quelle autre explication donner à votre période de silence ?

Vaincue, elle fait quelques pas en rond autour de moi.

— En vérité, dit-elle, je n’ai pas cru Nini coupable un instant, mais j’ai pensé qu’on allait tout de suite la suspecter, vu qu’elle ne quitte pratiquement pas la maison.

— Vous avez des domestiques ?

— Une femme de ménage, le matin ; une vieille pipelette du voisinage.

— Pourquoi n’avez-vous rien dit à Nini si vous étiez convaincue de son innocence ?

— Oui, pourquoi ? murmure-t-elle, ce qui est, en soi, et vu les circonstances, le comble de l’habileté ; on dirait qu’elle ne s’est pas encore posé la question.

— Pourquoi ? reprend-elle. Attendez, que je ne vous dise pas de bêtises...

Faut le faire, non ?

— Ce qui m’a retenue, je suppose, c’est la peur du scandale. Nini est un être entier, spontané, vous avez pu le constater. Elle aurait immédiatement prévenu la police... »

— Mon Dieu, n’était-ce pas la sagesse même ?

— Peut-être, pourtant j’ai senti confusément que cette chose était très délicate et qu’il valait mieux pour tout le monde, y compris pour les enquêteurs, s’en occuper avec précaution. Je ne sais pas si je me fais bien comprendre ?

Je plonge à pieds joints dans son regard, et, croyez-moi ou allez vous faire sodomiser chez les lamas (pas ceux du Tibet, ceux des Andes) mais le plus fort, c’est que je trouve qu’elle a raison. Affaire biscornue, subtile, peu banale. Affaire à prendre avec des pincettes. A manœuvrer comme de la dynamite. Après tout, elle a bien fait d’agir ainsi, cette petite mère. Les gens ont toujours tendance à rameuter la garde dans ces cas-là. On enquête alors en fendant la foule des journalistes et des curieux, sous la loupe monstrueuse de l’opinion publique. Je ne déteste pas le calme. Prendre son temps est aussi important que prendre son panard. D’ailleurs ça se rejoint dans la volupté.

— Parce que vous l’imaginez de quelle manière, le déroulement des opérations, Rebecca ? demandé-je. On repêche votre barbouilleur au lasso et on le descend discrètement dans la poubelle sans réveiller les voisins ?

Ma boutade l’irrite.

— Je ne sais pas, mais il me semblait...

— Quoi donc ?

— Que les choses pouvaient... s’organiser dans le calme.

— Qui vous a donné une recommandation pour l’inspecteur-chef Martini ?

— Mon patron.

— Vous lui avez confié vos angoisses, à votre singe ?

— Bien sûr que non. J’ai inventé une histoire de neveu délinquant (qui existe d’ailleurs) au sujet duquel je voulais tenter une démarche...

— Et en fin de compte c’est de lui que vous avez parlé à cette gueule de raie de Martini ?

— Oui.

— Lequel vous a déclaré que le garnement méritait la guillotine ?

— A peu près...

Sur la gauche, la Tour d’Argent brille de tous ses feux et cristaux, j’aperçois même un maître d’hôtel en train de cuisiner pompeusement son canard au sang numéro 188965374301 derrière son rade druidique, ainsi que la silhouette nonchalante de Claude Térail en tournée de poignées de main parmi ses clients.

L’odeur de la mort, envahissante, effroyable, déshonore nos narines. Je contemple le pont de la Tournelle, là en bas... Le mort s’y installait pour barbouiller des toiles. Un gars bien mis, pas le genre rapin, plutôt le style prof de Faculté. Ce garçon, à la suite d’un coup fourré, est en train de pourrir sur un toit de l’Ile Saint-Louis. Comment est-il venu jusqu’à la terrasse de mes deux gougnes ? Qui l’a tué ? Qui a eu la force de le soulever pour le virguler par-dessus la palissade verte ?

— Dites, mon cœur, les gonzesses, là en bas, c’est quoi ? demandé-je d’un ton rêvasseur.

— Des amies à nous...

— Copines de boulot ou de partouzettes ?

Rebecca renonce à s’indigner. Vaincue par la fatalité, elle se soumet.

— De vacances. Nous faisons partie d’un club qui met au point des voyages en groupe, comprenez-vous ?... Une année, on loue une villa en Espagne, une autre année, c’est dans une île grecque...

— Lesbos ? lâché-je spontanément.

Doit être assez particulier, leur club, à ces dadames. Quelle dégustation de craqueluches, mes bichettes ! Tiens, goûte si elle est à point ! J’imagine les merveilleuses soirées au clair de l’une avec la mer qui roule (et qui amasse mousse).

— Vous vous réunissez souvent ?

— Pas tellement. Ce soir il y a séminaire pour décider des prochaines vacances.

— En ce cas, décidez vite et renvoyez les séminaristes dans leurs foyers, j’ai besoin d’avoir place nette car je déteste qu’on copie par-dessus mon épaule pendant que j’enquête ! Cela dit, puis-je téléphoner à tête reposée ?

— il y a un poste dans notre chambre, juste au-dessous.

 

*

*  *

 

Vautré sur le lit de mes deux donzelles, j’écoute carillonner la sonnerie du Gros.

Un parfum de tubéreuse flotte dans la chambre. Le couvre-lit est en fourrure et renifle encore la chèvre. Son odeur lutte avec celle des fleurs, puis gagne.

Voilà huit fois que le bigophone de Sa Majesté stride dans un néant caoutchouteux. Il semblerait, braves gens, que le couple infâme soit de sortie, mais au moment où je vais raccrocher, un fracas me désagrège le tympan. Ça ressemble à l’écroulement d’une pile de casseroles, ponctué par le déferlement d’une immense vague. Fille d’ouragan, petite-fille de typhon, sœur cadette de tempête, cette vague m’apporte une voix.

Etant homme à prendre mes responsabilités, je décide qu’il s’agit d’un organe féminin.

— Alors, quoi, bordel de Dieu, y a plus moillien de dormir tranquille ! tonne cette voix. Ce qui est une traduction béruréenne du mot par trop laconique et conventionnel de « Allô ».

— Berthe ? fais-je en surveillant ma modulation de fréquence.

— Et après ? rétorque la réveillée.

Nullement rebuté, je m’extirpe des ficelles les inflexions les plus soyeuses afin d’amadouer la houri.

— Je suis navré de vous importuner, ma très chère Berthe. Je sais que je viens d’interrompre un bien délicat spectacle, mais il est indispensable que je parle d’urgence à votre époux. Voulez-vous avoir la bonté de me le passer, je vous le rendrai.

— Vous le passer ! ronchonne la Gravosse. Et comment t’est-ce que je pourrais vous le passer, puisqu’il est avec vous ?

« Ah bien, songé-je, déçu, ce soir Alexandre-Benoît trompe donc madame. »

— C’est vrai, conviens-je, il est avec moi et je n’y prenais pas garde, suis-je étourdi. Lorsqu’il m’aura quitté pour regagner le doux nid conjugal, voudrez-vous lui dire de venir me rejoindre quai d’Orléans, je vous prie ?

Je lui donne l’adresse et j’ajoute.

— N’oubliez surtout pas : ça urge. Et pardonnez-moi encore d’avoir interrompu un rêve voluptueux dans lequel j’aimerais pouvoir me glisser sur la pointe des pieds. Mes hommages nocturnes, ma belle Berthe. Je baise vos jolis doigts fuselés.

Je raccroche avant qu’elle ait eu le temps de réagir.

D’après mon estimation personnelle, Sa Majesté risque de connaître quelques tracasseries matrimoniales cette nuit. Si toutefois elle se couche avant que le soleil ne se lève !

Désappointé comme un employé en chômage[7] par l’absence de mon camarade, je décide de me rabattre sur Pinaud. N’en concluez pas trop hâtivement que je préfère le Gros à la Vieillasse ou que les qualités professionnelles du premier priment à mes yeux celles du second, il se trouve simplement que Béru me survolte alors que Pinuche aurait plutôt tendance à m’endormir.

Cette fois, on décroche dès le premier appel et une quinte de toux fait « Allô » en catarrheux. Bien que parlant imparfaitement cette langue, je lance un frémissant :

— Alors, vieille noix, on largue ses éponges ! qui stoppe net l’irritation respiratoire de mon correspondant.

— Qui demandez-vous ? s’inquiète alors une voix de femme au bord du mécontentement.

— Monsieur César Pinaud, réponds-je.

— Je suis madame Pinaud !

Mince, sa rombière ! C’est pas qu’elle soit désagréable, la mère Pinauderche, seulement je ne sais jamais quoi lui dire. La vie est bourrée de gens avec lesquels il m’est quasi impossible de communiquer. Lorsque je leur ai parlé du temps et de leur santé, je reste foncièrement en rade de sujets. J’ai beau me chatouiller la pensarde, inscrivez macache : ça ne vient pas.

Je dis à l’épouse du Déchet ma navrance de l’appeler si tard, et tout et tout, ensuite de quoi je lui réclame son fantôme.

Un silence suit. Et puis la chaisière du fossile déclare d’un ton qui ferait éclater les pneus d’une locomotive :

— Etes-vous sûr d’avoir bien regardé autour de vous, commissaire ?

— Pourquoi ? m’enroué-je, d’une voix tellement pâle que si vous l’aperceviez vous la gifleriez pour lui donner des couleurs.

— Parce que, reprend la dame, si je me fie à ce qu’il m’a dit, il devrait se trouver en votre compagnie ! Mais je crois que j’aurais tort de me fier davantage à ce qu’il m’a dit, n’est-ce pas ?

Mince ! ça n’a pas l’air de s’arranger, on dirait. Qu’est-ce qui leur prend à mes valeureux collaborateurs, de foiriner sous mon label cette nuit ?

— Effectivement, m’empressé-je, nous étions ensemble jusqu’à tout à l’heure pour une enquête délicate... Et qui hélas va m’obliger à le mobiliser de nouveau. Dès qu’il rentrera demandez-lui de venir me rejoindre 812[8], quai d’Orléans, au dernier étage. Avec mes regrets de vous avoir importunée, chère amie.

Je fais fissa pour raccrocher.

Ah ! les misérables ! Tous les deux ! Voulez-vous parier qu’ils sont ensemble ? Beurrés comme la Normandie ?

Je regarde le téléphone, indécis. Mon devoir est de prévenir mes collègues de la PJ. afin que « le système » entre en action, mais comme chaque fois, une force mystérieuse me retient. Moi, vous me connaissez ? Je suis un accapareur dans mon genre. Quand je déniche une belle affure ou une belle gonzesse, dard-dard je saute dessus.

Ma décision prise, je m’arrache à la fourrure tentaculaire de ces dames et je dévale l’escalier.

Le « séminaire » est en cours de dislocation. Les miss lichouilles se prennent congé l’une des autres en simagrant des rouscaillances. Je sais pas quel prétexte Rebecca a choisi pour congédier ses visiteuses, toujours est-il qu’il lui vaut un tollé de protestations. Nini, surtout, monte au renaud.

— Il nous fait chier, ton flic, déclare-t-elle, il pourrait arranger les bidons de ton salopard de neveu pendant les heures d’ouverture... ou ailleurs !

Bon, me v’là renseigné. La petite frangine continue d’user de son prétexte initial. On dirait qu’elle manque un brin d’imagination, non ?

Je déboule dans la volière les mains aux vagues.

— Navré d’avoir sur vous un tel effet laxatif, déclaré-je. La mère Tatezy se retourne. Son regard reste embrumé de contrariété.

— C’est vraiment nécessaire que nos amies se barrent, oui ? bougonne-t-elle.

— Rien n’est nécessaire, chère amie, réponds-je, mais tout peut être utile. Venez donc un instant avec moi sur la terrasse pendant que ces demoiselles passent leur manteau.

La gravosse se renfrogne de plus moche[9].

— Et qu’est-ce qu’on va y foutre sur la terrasse ? Compter les étoiles ?

— Oui, et respirer le grand air des cimes.

J’ai beau lui sonder l’expression, je ne lis sur sa trogne morose qu’une fureur contenue et une solide aversion pour ma personne. Un bref instant, nos yeux restent soudés. Puis elle cède et emprunte l’escalier.

— Asseyez-vous ! invité-je en lui désignant un fauteuil.

— En somme, je fais comme chez vous ? ricane-t-elle.

Je ne relève pas l’allusion.

— Nini, c’est pour les intimes, dis-je, mais supposons que vous passiez en cour d’assises, le président vous appellerait comment ?

Un peu sec comme démarrage, ne vous semble-t-il point ? J’aime assez surprendre les partenaires de son acabit car j’ai horreur des vaches qui se prennent pour des matamores.

— Je pige mal vos astuces, répond-elle après un court silence. Mais c’en est peut-être pas une, si ?

J’allume un cigarillo.

— Je voudrais connaître votre identité, ma bonne Nini.

— Pour quoi faire ?

— Un rapport. Je peux pas me permettre de laisser des blancs comme dans le feuilleton-concours de votre canard.

Elle rechigne :

— Un rapport ! Mais tonnerre de Dieu, qu’est-ce que j’ai à voir avec le neveu de Rebecca, moi ?

— Rien, je pense, admets-je, et moi non plus. Otez-moi d’un doute : grimper sur une chaise ne vous donne pas le vertige ?

Elle doit commencer à me trouver cinglé, car elle s’abstient de toute réaction.

— Faites-moi le plaisir de monter sur le siège appuyé à la palissade, ensuite de quoi, vous verrez qu’on aura des choses à se dire. Ce qui manque aux gens, la plupart du temps, c’est un sujet de conversation.

Elle ne bronche pas. Je l’encourage d’un sourire.

— Mais si, allez, Nini ! il ne s’agit pas d’une blague.

Elle se lève, va à la chaise. Nouveau regard indécis à San-A. Nouveau sourire engageant de ce dernier. Elle grimpe.

— Et maintenant ? demande-t-elle.

— Maintenant, regardez !

— Quoi ?

— Regardez !

Je ne perds pas le moindre de ses faits et gestes. Je la scrute comme un savant mate des bactéries en train de se filer une avoinée entre les lamelles de verre d’un microscope. Comprenez-moi bien, mes truffes, il y a deux manières d’apercevoir le cadavre. On peut le découvrir comme quelqu’un qui sait qu’il est là, ou bien comme quelqu’un qui ne le sait pas. Pas moyen de truquer. Au contraire : jouer la comédie est plus révélateur.

Nini regarde.

Nini aperçoit.

Nini tressaille !

Nini se retourne.

A présent, je sais. Il me fallait ces quelques secondes de confrontation. Cette poussière de vérité. Œil de lynx, San-A. ! Excusez la vantardise du bonhomme. Le courant passe ou pas. Avec bibi, il passe.

Mon siège est fait !

Que dis-je : mon trône !

Nini ignorait la présence du mort sur son toit. J’en donnerais toutes mes mains à couper.

Alors ? demandé-je.

Vous la verriez, la virago, juchée sur son perchoir, avec son gros dargeot, son pneu de Strader au-dessus du futal, comme une bouée ; sa bouille d’adjudant-chef, ses socquettes blanches, ses souliers plats, son gros cul carré, la chemise dégrafée, son ceinturon de gendarme, ses meules géométriques, son ignoble fessier, ses miches en caisse d’horloge, son bassin aquitain, son prose cubique. Vous la verriez, reprends-je, vous éclateriez de rire. Vous vous disperseriez menu en postillons. D’une cocasserie féroce, énorme, lugubre ! Abasourdie de surprise. Elle s’en démantèle la gamberge.

Je lui tends une main galante pour l’aider à descendre de son piédestal. Elle trouve un relent de réflexe féminin, l’emparé, saute sur la terrasse et s’assoit.

— La petite salope ! gronde-t-elle tout à coup. Elle le savait ?

— Vous parlez de Rebecca ?

— Pourquoi est-elle allée affranchir un poulet au lieu de me prévenir ?

— Je crois qu’elle redoutait vos réactions.

— Comment ça, redouter mes réactions ? Elle ne s’imagine tout de même pas que je suis concernée par... par ça !

— Que vous soyez concernée ou non, « ça » se trouve sur votre toit, ma chère. Et « ça » avait son poignet de chemise accroché à votre barrière, preuve certaine que « ça » a été balancé depuis cette terrasse. Votre identité, please ?

— Virginie Landeuil.

— Vous connaissez le voltigeur ? ajouté-je en désignant le toit.

— Non.

— Vous en êtes certaine ?

— Absolument certain !

Et elle ajoute, assez sottement me paraît-il :

— Pourquoi le connaîtrais-je ?

— Vous avez une explication à proposer concernant sa présence, ici ?

— Non, je vois pas... C’est peut-être un type qui fuyait par les toits.

— Il se serait transpercé la gorge et la poitrine sur votre terrasse avant d’escalader cette barrière pour sauter dans le vide ?

— Il était avec quelqu’un... Des malfaiteurs en fuite, non ?

Elle récupère d’un bloc et explose :

— Enfin, merde, c’est votre boulot ! En tout cas, j’exige qu’on enlève ce type d’ici ! Prévenez les pompiers, ou qui vous voudrez, mais déblayez mon toit ! Je parie qu’il est là depuis plusieurs jours ! Ça pue tout ce que ça peut ! Par moments, y avait de ces bouffées, dans la journée ! Je me demandais d’où elles provenaient, si j’avais pu me douter ! Et cette petite conne de Rebecca qui... Je vais lui dire deux mots, à celle-là. Je vous jure qu’elle me la copiera !

Elle s’élance déjà. Je la retiens d’une main d’acier non gantée de velours.

— Hé, pas si vite ! Voilà que vous me quittez au moment où on pourrait échanger des aperçus imprenables.

Nini essaie de se dégager avec brutalité.

— Que voulez-vous que je vous dise ! J’ignore tout de ce micmac insensé !

— Mais non, Nini. On croit ignorer des gens ou des choses, en réalité on les connaît sous des pseudonymes... Si vous appelez un chat un chien, faut attendre qu’il miaule pour revenir de votre erreur.

Et à brûle-pourpoint, j’enchaîne :

— Rebecca le connaît, elle !

— Sans blague !

— Elle l’a aperçu, dit-elle, à maintes reprises dans l’île. Il peignait sur le pont de la Tournelle ou sur les quais, ça ne vous rappelle rien ?

Elle hausse les épaules.

— Je sors très peu et je suis tellement distraite qu’il m’est arrivé de croiser ma propre sœur sans la reconnaître, alors les barbouilleurs en plein air, vous pensez...

— Il vous arrive tout de même de mettre le nez dehors ?

— Pour les courses, sur le coup de midi. Quelquefois nous allons au spectacle.

— A quoi occupez-vous vos journées ?

Elle écarquille ses beaux yeux pollués.

— Ben, je compose...

— Et vous composez quoi ?

— Mais, des chansons, mon vieux. La petite ne vous l’a pas dit ? Georges Campary, c’est moi ! J’ai plus de tubes à mon palmarès qu’une entreprise de plomberie. Le dernier casse la baraque, vous savez ? « T’es sain, Tessin, tes seins sont saints », c’est de moi ! Il dégueule de tous les juke-boxes.

J’opine en ponctuant d’une mimique complimenteuse.

— Pendant que vous faites vos courses, quelqu’un reste à l’appartement ?

— La mère Lataupe, notre femme de ménage.

— Et les soirs de sortie ?

— Naturellement il n’y a personne.

— Ces derniers jours, vous n’avez pas constaté quelque chose de particulier, voire de troublant, ici ?

— Rien de rien, mon vieux.

Voilà que je suis devenu son « vieux » à cette grosse bougresse. On est toujours le vieux de quelqu’un.

— Vous êtes allées au spectacle, récemment ?

Elle réfléchit, se fouille, sort de sa poche une boîte d’allumettes, en tire une du petit étui de carton et se met à fourgonner entre ses ratiches qu’elle a très espacées.

— Attendez, y a quatre jours, non, cinq, nous avons assisté à la générale de l’Olympia.

— Parlez-moi un peu de Rebecca, maintenant.

Elle fronce ses gros sourcils, crache des choses indéfinissables et grommelle :

— Que voulez-vous que j’en dise ? C’est une brave gosse. Elle pourrait ne pas travailler, vu que je gagne bien mon bœuf avec mes conneries, mais elle va au charbon tous les matins comme une grande. C’est un signe, ça, non ? Les filles qui grattent sans nécessité absolue, ça dénote de leur part une belle moralité.

— Il y a longtemps que vous êtes à la colle ?

J’ai eu tort de la braquer. Elle se met à pomper plus d’air qu’il ne lui en faut pour assurer la vitesse de croisière de ses soufflets. Ça l’oppresse, Nini. Son cou de taureau se gonfle et une violeur se répand sur son mufle.

— Dites donc, vous pourriez travailler un peu votre vocabulaire à vos moments perdus. Ah, merde, les poulets ont beau se fringuer chez Ted Lapidus, ça reste des poulets. Brutaux systématiquement ! Par plaisir !

— Hé, du calme, monsieur le baron ! avertis-je. Si vous avez un autre mot pour qualifier votre gentil ménage, je suis preneur.

— Nous cohabitons ! tonne la teigneuse.

— A votre santé, me marré-je. Y a longtemps que la petite Rebecca se fait cohabiter par vous ?

— Huit ans.

— Déjà ! Comme le temps passe ! Vous l’avez kidnappée devant le lycée, non ? Au lieu d’entrer en sixième, elle est entrée chez vous ! Qui fréquente-t-elle ?

— Personne.

— Je crois savoir qu’elle a de la famille plus ou moins délinquante ?

— Une sœur mariée à un bijoutier de banlieue.

— Et le neveu pique les montres de son papa ?

— Plutôt les bagnoles. Un petit trou de balle qui n’a pas reçu son content de torgnoles au moment où il fallait les lui donner ! Rebecca se fait un sang d’encre, l’idiote.

— Il est en taule, présentement, le chérubin ?

— Je suppose. Ça m’agace tellement de la voir se ronger les sangs pour ce vaurien qu’elle s’abstient de m’en parler.

J’arrête là mon questionnaire car une tronche bien connue émerge de la trappe. Une bouille rubiconde, dérasée par l’heure tardive.

Faut le voir de chef, Béru, pour mesurer l’ampleur de cette face anomalique. Ses oreilles en conques marines, ses tifs graisseux sous le bord du bitos effondré, son nez comme un projet de groin, son regard couleur de rubis, sa bouche en forme de sandwich, ses pommettes sous lesquelles on voit circuler le beaujolais... Une vision burlesque, effrayante de vérité. La gueule de l’humain, il résume ! Il est le prototype formel de l’homme en péril mais qui l’ignorera toujours. Le péché originel dégouline sur lui comme de l’huile sur une ardoise. Il est tranquille comme goret dans son auge, Alexandre-Benoît. D’une sérénité animale, quasi glorieuse. Sa sérénité organique jette le trouble et assène l’objection.

Je considère un moment cette hure plantureuse au ras du sol, posée à nos pieds tel un ballon de football sur le point de penalty, terrible dans sa solitude et ses conséquences en devenir (ainsi que l’écrirait un grand philosophe que je sais).

On le croirait décapité, mon Bérurier, tellement sa tête semble avoir oublié son corps. Mais voici que le faciès s’anime. Que ses yeux clignent et que les lèvres s’écartent.

— Toi, fait une voix basse, sombre et pathétique, toi, mon fumier, tu me la copyright !

Sur ce préambule, il achève de jaillir. Sa masse s’enfle hors de l’immeuble, comme une baudruche gonflée depuis l’intérieur. Qu’est-ce qu’une baudruche ? Un gros intestin de bœuf ! Béru est une baudruche d’origine porcine, lui. A grand-peine il s’arrache au gouffre pour prendre pied sur la terrasse.

— Ça consiste en quoi, ce truc ? me demande Nini en me le désignant.

— Mon adjoint, fais-je, l’inspecteur principal Bérurier.

— Si vos adjoints vous traitent de fumier, je me demande quels noms vous donnent vos supérieurs, glousse la vachasse.

Le Mastar s’avance en titubant, comme s’il arpentait le pont d’un navire par gros temps. Ce soir, il ne semble pas avoir le pied très marin.

Il vient à nous comme une vache va à l’abreuvoir. Parvenu devant Nini, il la gratifie d’un salut qui serait militaire si le Gros portait un uniforme.

Me désignant à Nini, il déclame d’un ton difficile et qui sent la vinasse :

— Des peaux de zob comme cézigue, j’en ai encore jamais rencontré. J’en ai pourtant fréquenté, des ordures, le long de ma vie. Des grandes, des petites, des bossues, des en noir et des z’en couleur ! Si je devrais dresser la liste des salopes, des charognards, des fumarots, des salingues, des pourris, des carnes, des lopes, des vaches, des enfoirés, des puants, des pots-à-merde, des va-de-la-gueule, des endoffés, des gueules-de-raie, des têtes-à-claque, des fesses-de-rat, des sombres cons, des brasse-gadoue, des jésuitards, des punaises, des crabes, des zimondes, des tronches de gaye, des têtes de nœuds et des salauds que j’ai eu l’occasion de leur causer, si je voudrais dresser une telle liste, ça représenterait le Bottin ! Mais des plus pires que ce mec, on peut pas en espérer. C’est pas possible ! L’infection il est allé jusqu’au fin fond ! La dégueulasserie, il lui a franchi les bornes ! Une vipère lubrifiée ! Imaginez un pauvre Biafrais qu’aurait bouffé de la merde de rat malade du choléra et qui péterait ! Eh ben, ce pet, ce serait une odeur d’églantine comparé à ce bonhomme. La trahison, à ce degré, c’est plus vivable. On se sent dépassé ! Les bras vous tombent. La zézette se flétrit. On voudrait s’arracher les burnes et les poser sur sa table de nuit, près de son râtelier.

« Ecoutez, monsieur, poursuit Sa Majesté en cramponnant le bras de Nini, vous qu’êtes un homme, vous allez me comprendre. C’t aprême, je mets un mot sur le burlingue de l’individu qu’est à vot’droite. « Gaffe, mec, j’écrivais en subsistance, ce soir, je sors une nana et je vais dire à Berthe que tu m’as mobilisé pour une enquête. » Là-dessus, me voilà en java avec ma déesse, une crémière nouvelle de notre quartier, bien sous tous les rapports : la reine Juliénas des Pays Basques, si vous voyez le genre ? En plus jeune, en moins dodu, moins moustachu aussi. Bref, de la personne qu’a de quoi s’asseoir sur une marche d’escalier comme si ça serait un fauteuil-club. Des nichemards pareils à deux fois le ballon d’Alsace. Et puis un tempérament de lampe à souder. Pas du tout le genre de gonzesse qu’attend que ça se passe en matant le plafond. Non : de la gueuse qui contribue. Avec des frivolités espéciales, une technique que même la reine des putes sait pas que ça peut exister. Pas la pointure pour garçonnet ! T’as pas le module hercule, et tu l’entreprends avec un chibroque de comptable, elle croit juste que t’y fais de la cuponcture. Notez que c’est une femme réservée, malgré tout. La classe est là ou elle y est pas. Une dame peut te bramer des « Foumlatoute, mon goret » sans perdre un poil de sa dignité. Tout est dans l’intonation. »

Il essuie son front, humecte ses lèvres sèches au moyen d’une langue moins nette que des bottes d’égoutier-ayant-achevé-son-service et termine :

— Me jugeant paré, j’ai batifolé sans arrière-pensée. Belote et rebelote ! Dix de derche ! Ensuite de quoi t’est-ce je raccompagne ma crémière et je rentre chez moi ! Vous savez ce qu’il avait fait, pendant ce temps, l’affreux que voilà ? Un coup de turlu à ma légitime en lui disant comme quoi fallait que je vinsse le rejoindre ici ! Vous jugez de mon arrivée à tome ? Moi qu’étais censé turbiner avec lui !

Il ôte son chapeau pour nous produire une bosse agrémentée d’une estafilade sinueuse.

— Mordez les résultats, monsieur ! Et je vous cause pas des retombées à venir ! Berthe, un coup pareil, me faudra des semaines pour l’éponger, lui engourdir les rancunes. Cet abject-là, que j’ose même pas appeler mon chef, est un brise-ménage ! Un maniaque ! Je serais pichiâtre, je le picanalyserais avec des pincettes et un masque à gaz !

Comme, épuisé, il se tait, je juge opportun de me manifester.

— Je ne suis pas allé au burlingue cet après-midi, Gros. J’ignorais donc que je devais te servir d’alibi. Ceci posé, arrête tes confidences libidineuses et procure-toi une corde suffisamment longue et résistante pour qu’on puisse récupérer le mort gisant au bord du toit.

Béru, faut admettre, chez lui le sentiment du devoir prime tout.

— Le mort ? Quel mort ?

— Monte là-dessus et tu le verras, en même temps que Montmartre ! fais-je en désignant la chaise dévolue à la contemplation du défunt.

Il obéit.

— Mince ! s’écrie-t-il peu après. Mais c’est Vladimir !

Je bondis.

— Comment, tu le connais ?

— C’est un ancien client à moi !

Au moment où je vais le submerger de questions, une voix m’interpelle les talons :

— Vous avez besoin de moi, monsieur le commissaire ?

Ai-je bien dit « une voix » ? Oui ? Alors ce fut un lapsus (la moi et t’auras vingt balles). Peut-on qualifier de « voix » ce murmure glouglouteur, cette bêlerie d’enrhumé, ce solo de monocorde vocal ? Honnêtement je ne le pense pas, aussi vous prié-je de me pardonner cette exagération démesurée dans le choix des termes. J’extravagante facilement. A travers moi, la ficelle devient corde et la source murmurante torrent. Certaines femmes ont la main grossissante. Chez moi, c’est le verbe. On m’a surnommé le Riquet-à-la-Loupe de la littérature. D’aucuns, les minusculophiles, détestent mes outrances. Je suis ainsi bardé d’ennemis connus et inconnus. Il n’importe, j’ai confiance en nœuds. Qui m’hait me suivre ! Les imprécations stimulent alors que les louanges amollissent. Et puis les baisers sont souvent plus riches en microbes que les crachats.

Bien, passons. Surpassons ! Je vous disais, ce murmure, ce bêlement miteux, cette voix rouillée posée à ras de plancher...

Celle de Pinuche, nature.

Il est là, le fluet, l’anémiaque, le détergé, le fossile. Elle est là, la guenille, la friperie, l’amère loque. Là, un peu, pas trop, tout juste, à peine, à grand-peine. C’est un souffle ! Un microcoque ! Un rien ! De la barbe à papa ! Ses yeux ? Deux plissures dont la suppuration vient tout juste de cesser. Sa bouche ? Un anus démantelé que surmonte une humble broussaille d’altitude ! Ses joues ? Deux cactus concaves ! De menton, il n’y a plus guère. C’est un talon éculé, ravagé, quasi disparu, un moignon, un trognon de talon ! Sur le front plissé une mèche déjà grise s’obstine, aussi minable que la moustache. Les oreilles sont blafardes. Mais le chef-d’œuvre de cette frime de catastrophe oubliée, le donjon en ruine de ces ruines, c’est le nez. Il plonge, il sinue, il se pince, il n’en finit pas. Un tronçon de reptile ! Un bout de surplus équivoque, qui ne fut jamais quelque chose et ne sera jamais rien ! Un mystère imbécile de la nature ! Une stalactite de chair morte et de cartilage flasque ! C’est vert, c’est blanc, avec pourtant une roseur à son extrémité. En cherchant de près, on y découvrirait du jaune et, qui sait ? peut-être du bleu aussi ! Ça écœure, ça fait de la peine ! C’est suintant ! On devine que c’est froid ! On ne peut plus rien pour lui.

Comme j’observe la chose-Pinaud, elle répète en me balayant d’un regard qui, pour être à peine visible, n’en est pas moins glacial :

— Vous m’avez fait demander, monsieur le commissaire ?

— Qu’est-ce qui te prend de me vouvoyer ? demandé-je d’un ton rogue à la Vieillasse.

Celle-ci se hasarde laborieusement hors de la trappe.

— Après le tour que vous venez de me jouer, monsieur le commissaire, j’entends ne plus avoir avec vous que des relations purement professionnelles, déclare l’Evanescent.

Ah, non ! Classe à la fin ! Ma mèche de patience achevant de se consumer, j’explose ! comme l’écrivait il y a un certain naguère un membre fané de l’Institut.

— C’est de ma faute si tu vas courir le guilledou en assurant à ta légitime que tu es avec moi, dis, Baderne !

Pinaud époussette son pantalon car il a dû s’agenouiller pour se dégager de l’escadrin sans risquer de perdre l’équilibre.

— Permettez-moi de rectifier, bavoche le fantoche. Je n’aime pas être taxé d’immoralité devant des tiers.

Il désigne Nini.

— Monsieur pourrait se faire de moi une idée peu reluisante.

Comme la grosse gougne le regarde hébétée, il prend la curiosité d’icelle pour de la compassion et se confie à l’hébergeuse de cadavre sans plus tarder.

— Il se trouve, cher monsieur, lui dit-il, que j’ai été comédien, autrefois. Amateur, certes, mais de talent. J’ai eu l’honneur de jouer en compagnie de gens devenus fort célèbres par la suite, tels que César Pion, Geneviève Desbois, Octave Hodessus, Jean Passe, etc. J’ai conservé de cette période artistique un culte pour la profession d’acteur, aussi ai-je à cœur d’encourager les débutants en les aidant à dégager leur personnalité. Ainsi, présentement, me consacré-je à la fille de notre concierge, ravissante adolescente de trente-deux ans qui fera bientôt merveille dans des rôles d’ingénue libertine. Ma digne épouse prenant ombrage de la chose, force m’est de ruser pour préserver la paix de notre ménage. Voilà pourquoi, ce soir, j’ai téléphoné à la mère du commissaire San-Antonio pour la prier de dire à ce dernier...

— Je ne suis pas rentré chez moi, hé, Banane ! l’interromps-je.

Il n’en faut pas davantage pour le mettre en déroute.

— Pas rentré ? Ah, bon... Je me disais aussi... Franchement, ça m’étonnait de toi. Tu ne te prives pas de nous houspiller, de nous brimer, de nous humilier même, à tes heures, néanmoins la perfidie n’est pas ton genre. Il n’en reste pas moins que la stabilité de mon foyer se trouve gravement compromise.

Il se penche sur Nini.

— Je ne sais pas si vous êtes marié, cher monsieur, et, le cas échéant, j’ignore tout du caractère de votre épouse, laissez-moi vous dire que la mienne en possède un du genre difficile. A sa décharge, je dois convenir que la chère femme souffre d’asthme et d’une ulcération de l’estomac. Rien ne porte plus au moral qu’une gastrite.

Je lui frappe l’épaule.

— Va téléphoner à Mathias, Pénible ! coupé-je. Et dis-lui de radiner ici à toute pompe. Tu trouveras un appareil téléphonique dans la chambre du dessous.

Il sourit aux anges. Seul un bébé de moins de six mois peut exprimer cette béatitude comateuse.

— C’est plein de jeunes personnes ravissantes, en bas, souligne Baderne-Baderne, et je gage que certaines d’entre elles sont comédiennes ou le deviendront !

Tiens, elles ne se sont donc pas encore cassées, les greluses ? Qu’attendent-elles pour dégager la piste ?

Tout émoustillé, Pinuche entreprend une périlleuse redescente. Vieille pantoufle égrillarde ! Peloteur timoré ! Taste-croupe sournois, le Débris ! Encore un asphyxié matrimonial qui cherche à voler des goulées d’oxygène... Ah, ces pauvres attelages pour rois fainéants qui déambulent dans les ornières du quotidien ! Haridelles du mariage exténuées par la fuite des ans !

Pendant cet impromptu, Bérurier a commencé de démonter la barrière et une large brèche s’ouvre déjà sur le vide inquiétant de la cour obscure.

— Tu connais donc ce bougre, Gros ? reprends-je en montrant le cadavre.

— Je l’ai sauté y a quèques années !

— Belle mentalité ! exclame Nini ! Et vous viendriez railler nos mœurs !

— Ma chère amie, dis-je, dans notre jargon de flic, sauter quelqu’un signifie l’arrêter.

Béru a eu un sursaut.

Il abandonne sa barrière démantelée pour nous faire face.

— Quoi, « ma chère amie » ? fait-il en matant la pingouine. Tu voudrais entendre par là que ce monsieur est une dame ?

— Pour l’état civil et la sécurité sociale, oui ! confirmé-je ; mais dans la pratique, le doute subsiste.

— C’est marrant, ronchonne Sa Majesté, je me disais aussi... Pour un homme il a les cheveux coupés drôlement court !

Moi, vous me connaissez ?
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